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Femelles

« L’on ne peut goûter à la saveur des jours que si l’on se dérobe à l’obligation d’avoir un destin. »

 

Emil Michel Cioran

 

Chapitre 1

Résumé

Niran est un jeune chasseur au sein de sa Tribu; il est l’élite de sa saison. Depuis sa plus tendre enfance il est l’ami d’Atrina, et ensemble ils honorent et découvrent le culte de la Déesse, protectrice de leur peuple restreint et isolé. Cela fait plusieurs hivers qu’Atrina se prépare pour la Cérémonie des Femelles; le plus important rituel, celui qui assure leur subsistance, le maintien des particularités propres au clan, de même que des traditions. Chaque année, la Déesse choisit ses « femelles » au court d’une cérémonie des plus grandioses. Seulement, à l’approche de la soirée idéale pour célébrer, Niran remet en question le rituel. Si Atrina est choisi, sinon à une autre saison, l’influence de la Déesse la changera comme elle a changé toutes les autres femmes avant elle. Le développement extrêmement plus rapide des jeunes, une puissance et une agilité sans pareilles, un caractère uniforme pour tous les membres de la tribu et l’absence d’émotivité problématique entre chacun… Est-ce que la bénédiction de la Déesse vaut l’altération permanente de sa meilleure amie? Pourquoi est-t-il le seul à se poser des questions sur toutes les atrocités que subissent les femmes « pour le bien de la tribu »?

En 10 mots en moins...

Jeune chasseur découvre les vérités du culte de sa tribu.

 

* S'il y a des répétitions de 3 lettres (exemple MMM, NNN, LLL, etc.) cela signifie que je n'ai pas encore trouvé de nom pour un personnage, un endroit, ou un meilleur mot pour la situation. En bref, il manque un mot.

Si vous le désirez, en attendant que j'aie des idées, vous pouvez m'envoyer des suggestions! :D *

 

 

 

 

 

Une mince brise vint découvrir mon visage trempé de sueur. Mes cheveux étaient en bataille, ils ne cessaient de chatouiller mes cils. Nous avions levé le camp tellement vite, à mon grand bonheur, que je n’avais pas pris le temps de les attacher pour qu’ils ne me gênent pas durant le reste du voyage de retour jusqu’au village. Même l’immense peau d’ours grizzly attelée à mon dos, pour tout dire depuis beaucoup trop longtemps, n’était pas mon plus grand souci. Je me moquais bien des courbatures et des écorchures sur mes chevilles, je refusais d’attendre une journée de plus pour voir si ce que je redoutais s’était produit durant mon absence.

 

Je me souviens à quel point j’étais terrifié le jour du départ. Je regrettais de devoir partir à la chasse pour la saison du petit gibier avec les autres chasseurs du clan, mais ma condition me forçait à me joindre à eux. Je suis puissant, un des meilleurs, et j’en suis fier. Je peux ainsi me rendre utile et protéger ma famille, ma tribu, mes amis… ma meilleure amie.

 

Je couru jusqu’au sommet de la colline, le seul passage possible entre les montagnes, limites du territoire de notre tribu. Haletant, j’ai examiné notre plaine bien aimée ainsi que les forêts environnantes pendant un bref moment, jusqu’à ce que mes compagnons me rejoignent en tête. Ma peur grandissait à mesure que je scrutais le paysage en quête d’indices potentiels. Pourtant, rien n’indiquait un quelconque changement. La lande était ensoleillée, et le gazon encore humide de la rosée du matin. Au loin, de rassurantes colonnes de fumée joignaient le ciel comme à l’habitude. L’air était frais. L’automne approchait à petite allure.

 

-          La chasse a été bonne, pas vrai Niran?

 

Je sursautai, trop pris par mes inquiétudes. Une main ferme empoigna mon épaule. Je me tournai pour tomber face à face avec VVV, mon partenaire de chasse.

 

Nous sommes nés la même saison, et nous avons débuté nos travaux d’hommes forts ensemble. Qu’il s’agisse de la chasse ou du transport de lourdes charges, il n’avait jamais manqué à sa tâche. Tout comme moi. La sueur et le travail acharné nous unis depuis maintes années. Je suis honoré de compter quelqu’un comme lui dans la tribu.

 

Je répondis, anxieux :

 

-          Oui. Nous aurons sans doute du surplus pour la période du froid.

 

-          Ce n’est pas plus mal, répliqua une voix féminine, plus loin derrière.

 

Je n’eus pas besoin de me retourner, la femme ayant parlé nous avait déjà rejoint. Elle nous devança de quelques pas, observant la position du soleil sur la plaine d’une vigilance spirituelle.

 

C’était la mère de VVV, CCC. Elle avait une mine dure, des yeux sévères. Elle était grande et agile. C’était une grande archère. C’était d’ailleurs CCC qui avait abattu la bête casanière dont je transportais la peau.

 

Elle nous fixa de son regard froid.

 

-          Les potentielles femelles de cette année semblent toutes plus fragiles les unes que les autres, résultat du manque de ressources à l’époque de leurs mères. Mais vous, vous avez rapporté davantage que ce qui était prévu.

 

Elle fixa alors son fils, toujours avec ces yeux cruels :

 

-          La tribu compte sur vous deux, VVV, Niran, élites des guerriers.

 

Sur ce, elle poursuivit sa route vers MMM.

 

Nous la fixâmes un moment, sous le choc, puis je rajoutai à la farce :

 

-          Je crois que c’est la première fois que j’entends un commentaire aussi plaisant de la part d’une mère!

 

Mon ami ricana.

 

-          En fait, tu n’as pas tout à fait tort.

 

Je ris à mon tour, car c’était vrai : les mamans, avec le temps, deviennent austères et s’agrippent à la solitude. Les femelles vieillissent de manière étrange...

 

‘’Est-ce que ce sera différent pour elle?’’

 

Je me tournai pour voir passer les autres chasseurs qui nous accompagnaient. Parmi eux, de nombreuses femmes de tous âges, toutes génitrices, transportaient le butin. Parmi elles, aucune ne souriaient.

 

Je secouai la tête, tentant de chasser ces mauvaises pensées de mon esprit.

 

‘’Non. Elle ne changera jamais. Pas elle, ce n’est pas possible. Quoique…’’

 

Je couru du mieux que je pu à la suite des chasseurs et retournai en tête aux côté de VVV et de sa mère.

 

J’arrivai finalement à l’entrée de MMM. Mon angoisse s’intensifia d’un coup. Mon visage était crispé pas l’appréhension. Il fallait que je la vois. Il fallait que je constate par moi-même que rien n’avait changé. Nous étions partit plus longtemps qu’à l’habitude, la saison du soleil arrivait déjà à son terme…

 

‘’Non. La déesse ne pouvait avoir permis la réussite du rituel avant le retour des chasseurs et des vivres.’’

 

Fébrile, j’arrivai devant la hutte de raffinage avant mes compagnons. Comme prévu, j’y déposai mon fardeau, et les fillettes affluèrent pour transporter la fourrure jusqu’à l’intérieur. La plus jeune arriva la dernière. Toutes ses consœurs avaient déjà la tâche en main, elle ne pouvait se rendre utile pour le moment. Une moue déçue apparue sur son petit visage, mais lorsqu’elle m’aperçut, en train de l’observer, elle sourit. Elle s’approcha, s’étira sur la pointe de ses petits pieds nus, me prit la main et demanda avec ses grands yeux :

 

-          Êtes-vous blessé, grand chasseur?

 

Sa question n’était pas étonnante. Le désir de tout habitant au sein de la tribu est tout simplement de pouvoir se rendre utile auprès de ses confrères, particulièrement les chasseurs, le rôle le plus vital pour la survie de la tribu et de ses traditions. Ceux-ci étant souvent blessés, affamés ou exténués, surtout au terme d’un si long voyage, il était facile de se trouver quelque chose à faire en s’adressant à eux.

 

Je n’eus pas besoin de répondre : elle avait déjà remarqué les égratignures sur mes mains et mes jambes. Elle me fixa de ses petits yeux pétillants. Je ne pouvais lui refuser ça.

 

Elle commença à m’entraîner vers la maison des soins. Elle était si petite qu’elle avait peine à tenir ma main sans que je n’ai à me pencher.

 

Trop prit par la curiosité, je ne pus m’empêcher de poser la question.

 

-          Alors… Est-ce que la déesse a choisi ses femelles?

 

Sans un regard, sans s’arrêter, la fillette secoua simplement la tête. Je soupirai longuement. J’étais si soulagé! Je m’inquiétais pour rien, rien n’avait changé. Elle serait toujours comme avant à notre prochaine rencontre. Enfin je pouvais me détendre après cette éprouvante chasse. Je laissai donc la jeune fille me soigner et me penser avant d’enfin partir à la recherche de ma meilleure amie.

 

 

 

 

-          Hey, Niran! Arrête de plaisanter, tu n’es pas une fille! Ricana Atrina.

 

La fillette dévisageait Niran d’un air perplexe. Un sourcil arqué, un sourire espiègle aux lèvres, elle contemplait son meilleur ami en train d’essayer de reproduire les mouvements des danseuses plus âgées de la tribu avec peu de sérieux.

 

-          C’est une danse sacrée tu sais, il n’y a que les filles qui y ont droit. Désolée! Dit-elle, moqueuse. Tu ne préfères pas me regarder danser?

 

Niran s’assit finalement dans l’herbe, face à la rivière et à son amie toujours debout. D’un ton narquois, il répliqua :

 

-          Tu n’as que trois hivers. Tu ne dois pas être très douée encore…

 

-          J’essaie très fort tu sais! Relança-t-elle, indignée. Je m’entraîne dur tous les jours!

 

Il rit de bon cœur.

 

-          Ne le prend pas comme ça. De mon côté, je ne suis pas mieux! J’ai quatre hivers et je n’arrive pas à tenir un arc comme le voudrait mon père.

 

Atrina contempla le garçon, puis baissa les yeux. Elle fixa le sol et sourit tristement. Elle dit :

 

-          Les adultes exigent beaucoup de nous. Même si on est jeune.

 

Il regarda son amie, intrigué. Après un moment d’hésitation, il se décida à poser sa question.

 

-          Qu’est-ce que les adultes exigent d’une fille? Demanda-t-il.

 

Atrina fit davantage la moue.

 

-          Personne ne veut nous en parler à nous, les garçons. Mais les filles, elles, sont au courant de tous les rites d’initiation auxquels participent les garçons.

 

Elle se força à sourire et répondit :

 

-          Hé bien… on nous apprend le raffinage des peaux, les premiers soins, la cuisine, mais aussi à bien manger, à être en forme...

 

-          Pourquoi une fille doit-elle être en forme? Ce sont les garçons qui chassent, non?

 

Elle hésita, cherchant une réponse :

 

-          Plus tard, les filles aussi peuvent chasser si elles le veulent.

 

Peu convaincu, Niran relança :

 

-          Oui, mais si c’est ‘’plus tard’’, pourquoi devrais-tu être en forme ‘’maintenant’’? On ne vous apprend pas à manier les armes de toute façon!

 

Atrina réfléchit à la réponse du garçon. Tandis que celui-ci se grattait le crâne, le regard perdu à la recherche d’une solution, Atrina lui jeta un regard en coin. Elle sourit. Il était plutôt malin pour penser à ce détail. Ou peut-être juste un peu trop curieux.

 

Le silence flottait depuis un bon moment et Niran commençait à se poser des questions. Pourquoi avait-elle hésité à lui répondre? Un sentiment d’inquiétude l’engloutit et son visage s’assombrit.

 

Il se leva et marcha vers d’Atrina. À sa hauteur, il la regarda droit dans les yeux et, d’un air grave, il demanda :

 

-          Est-ce que tu es en danger?

 

Elle sursauta, puis tenta de camoufler sa mine triste derrière un sourire forcé.

 

-          B… bien sûr que non Niran! Tenta-t-elle de le rassurer. Personne ne nous ferait du mal!

 

Il ne sembla pas la croire et croisa les bras. Elle sourit intérieurement en le constatant. ‘’Tu es définitivement malin, Niran. Dans le futur, peut-être arriveras-tu effectivement à une conclusion’’ pensa-t-elle.

 

D’un ton enjoué, joignant les mains derrière son dos, penchant la tête sur le côté, elle ajouta :

 

-          De toute façon, personne ne pourrait me faire du mal, tu es là pour me protéger, non?

 

Il la fixa, yeux grands ouverts, bouche-bée. Elle ferma les yeux et sourit, taquine. Il planta son regard au sol, gêné. Après un moment de silence, la tête rentrée dans les épaules, il finit par demander :

 

-          Tu veux bien me montrer ta danse?

 

Ce fut au tour d’Atrina d’être surprise, mais l’excitation remplaça vite l’étonnement. Elle se mit à trépigner de joie.

 

-          C’est vrai? S’exclama-t-elle. Tu veux vraiment me voir danser le rituel de la Déesse?

 

-          Pourquoi pas? Répliqua Niran en souriant, ayant soudain regagné ses moyens. Comme ça, je pourrais voir tes progrès! Jusqu’à maintenant, je ne t’ai vu danser que les danses des cérémonies habituelles, mais je crois tout de même pouvoir voir une amélioration.

 

Atrina sourit de toutes ses dents en émettant un gémissement de joie. Elle était si heureuse que Niran ait accepté de la voir exécuter cette danse. Il sera désormais son ami privilégié!

 

Elle recula à mi-chemin entre son ami et la rivière pour avoir plus d’espace. Niran se rassit dans l’herbe et attendit la suite avec impatience. Elle se positionna. Droite, la tête haute.

 

Soudain, Niran constata :

 

-          Mais on n’a pas d’instruments! Ni de chanteuse! Qu’est-ce qu’on fait?

 

Atrina baissa le menton, gênée. Après un moment de silence, elle murmura :

 

-          Je… je pourrais peut-être chanter?

 

-          Tu sais chanter la chanson du rituel? S’exclama-t-il, impressionné.

 

-          Hum, oui.

 

Il sourit davantage. Ses yeux étincelaient. Il ne put s’empêcher de rajouter ceci :

 

-          Je ne sais pas exactement ce pourquoi se préparent les filles, mais je vous trouve déjà fantastiques!

 

Les pommettes d’Atrina n’auraient pu être plus rouges.

 

 

 

 

Je cherchais toujours ma tendre amie. Par un retour de voyage de chasse aussi important, et au commencement d’un évènement encore plus sérieux, elle devrait surement se trouver au bucher de cuisine.

 

En arrivant sur place, je vis finalement la jeune femme dont je m’inquiétais sans arrêt depuis plusieurs jours, saine et sauve. De dos, elle était occupée à rassembler les provisions rapportées par mon groupe de chasseurs, et préparait le repas des femelles pour la cérémonie organisée en soirée.

 

Elle se retourna dans ma direction, une platée de viande et de légumes bien cuits dans les mains. Elle s’éloignait du brasier quand finalement, elle me vit. Ses yeux rayonnèrent. En retour, je souris tristement. Mes yeux voyaient quelque chose de plus grave. Je ne pouvais m’empêcher d’avoir de la peine.

 

-          Niran! S’exclama-t-elle en trottinant dans ma direction. Je suis si heureuse que tu ne sois pas blessé!

 

Elle s’arrêta finalement devant moi, surexcitée comme à l’habitude. Elle sembla remarquer mon air abattu car, de sa main libre, elle ébouriffa ma désastreuse chevelure brune.

 

-          Regardez-moi ça! M’agaça-t-elle. Élite des chasseurs, mais toujours incapable de dompter la touffe de poil sur son crâne.

 

Elle rit. Je voulais rire avec elle, mais ce que je voyais faisait ressurgir ma crainte. Je la contemplai de la tête aux pieds, tentant de me rassurer, mais c’était peine perdu. Je murmurai, troublé :

 

-          Ces vêtements…

 

Je ne pus terminer. De toute façon, qu’aurais-je pus dire?

 

Elle se mit à contempler son habit. Elle portait des pantalons de peau claire, des mocassins, et un haut en fourrure de lynx qui ne couvrait que la poitrine. Un tissu sombre lui camouflait les épaules… et le centre du ventre, verticalement.

 

Elle me dévisagea. Depuis que j’avais vu ce qu’ils lui avaient fait, ce qu’ils lui faisaient endurer, je ne pouvais m’empêcher d’être effrayé pour elle. Mais je savais bien qu’elle ne voulait pas que je m’inquiète, mais comment faire autrement! Je savais maintenant une partie de ce à quoi les femmes se préparent toute leur enfance. Le savaient-elles longtemps avant l’heure? Mais surtout… pourquoi? Qu’est-ce qui exigeait que les femmes subissent ces atrocités?

 

Remarquant mon trouble, elle s’approcha et m’offrit le plat qu’elle venait de préparer.

 

-          Allons manger dans un coin tranquille, veux-tu?

 

 

 

 

Atrina dansait et chantait avec tellement d’aisance désormais. Niran ne pouvait détacher son regard de la magnifique jeune femme qui lui ouvrait son âme à travers ses cordes vocales et son corps. Même si le rituel de la Déesse resterait un inquiétant mystère pour lui, il ne pouvait que l’adorer. C’était si gracieux, si spirituel, si beau… surtout parce qu’il avait droit à une prestation privée de la part de sa meilleure amie presque tous les mois. Le reste du temps, celle-ci devait rejoindre les autres jeunes filles de sa saison afin de perfectionner le tout en groupe avec l’aide des femmes plus âgées.

 

Niran s’étendit dans l’herbe. Il était bien. Il était détendu et heureux. Il aurait voulu pouvoir passer tout son temps ici, avec Atrina. Peu lui importait en ce moment. Tout ce qu’il percevait, c’était le doux son de la voix de son amie, l’être le plus précieux à ses yeux.

 

Bien après qu’elle eut fini sa chanson, au son apaisant de la rivière, leur lieu secret depuis l’enfance, il s’endormit.

 

Combien de temps passa? Niran n’en avait pas la moindre idée. Mais ce dont il était sûr, c’était qu’Atrina était étendue à ses côtés, endormie, son front délicat contre son épaule. Il la regarda tendrement. Il ne savait que faire. Il ne voulait pas gâcher le moment et risquer de la réveiller en bougeant. Il décida de ne rien faire. De toute façon, à en croire la luminosité qui perçait à travers les arbres, il faisait déjà nuit.

 

Il rit intérieurement. À l’extérieur, il sourit. Ils avaient dormi dehors, sans campement! Et ensemble…

 

Soudain, Atrina se mit à gémir. Niran détourna le regard vers sa compagne. Elle gémissait... de douleur? Elle se mit à se recroqueviller sur elle-même, se tenant le ventre. Niran s’inquiéta. Il valait mieux la réveiller. Il se mit à la secouer :

 

-          Atrina? Atrina, réveille-toi. Appela-t-il.

 

Elle se crispait de plus en plus et des larmes se mirent à couler dans sa souffrance inconnue. Il la prit par les épaules et la redressa.

 

-          Atrina! Qu’est-ce qu'il y a?

 

Elle ouvrit un œil. Son visage grimaçait tant la douleur semblait insoutenable.

 

-          Je t’en supplie Atrina, dit quelque chose!

 

-          Ç… ça… va. Il parait qu… que c’est normal…

 

-          En quoi c’est censé être normal? S’exclama-t-il, indigné par son détachement.

 

Soudain, la crampe sembla se calmer un peu. Niran se détendit quand elle put soutenir son poids et s’asseoir. Par contre, elle ne sembla pas moins préoccupée. Elle baissa les yeux vers son bas-ventre. Avec hésitation, elle écarta lentement les jambes, puis d’un coup, poussa un petit cri de stupeur et ferma les cuisses.

 

Intrigué et inquiet, Niran demanda :

 

-          Qu’est-ce qui t’arrive?

 

Elle leva vers lui des yeux désolés. Il comprit ce qu’elle voulait dire par ‘’c’est normal’’. Il se risqua à vérifier ses pensées :

 

-          Est-ce que c’est une des choses à laquelle on t’a préparé?

 

Elle fronça les sourcils. Il connaissait la réponse.

 

-          Je ne peux pas en parler Niran, dit-elle avec fermeté. Tu le sais très bien.

 

-          Mon but n’était pas de te protéger aux dernières nouvelles? Répliqua-t-il du tac au tac.

 

Elle baissa les yeux vers son ventre douloureux. Elle n’avait pas envie de soutenir son regard.

 

-          Cela fait neuf hivers que tu m’as toi-même assigné ce rôle, développa-t-il. Celui de prendre soin de toi, tu te souviens? En quoi ce serait mauvais que je sois au moins au courant de ce dont tu souffres?

 

Elle resta silencieuse quelques instants. Elle le fixa du regard le plus sérieux que Niran n’ait jamais vu venant de sa tendre amie :

 

-          Parce que tu t’opposerais à l’ordre naturel des choses, si tu savais ce que les femmes doivent endurer pour que notre tribu soit ce qu’elle est.

 

Sur ce, Atrina tenta de se remettre sur ses pieds. Elle semblait si fragile, elle avait tant de difficulté ne serait-ce qu’à se redresser de sa position fœtale. Après maints efforts, sous les yeux contrariés de son ami, elle se retrouva à genoux, un bras à terre, l’autre tenant son bas-ventre, la tête pendante. Elle n’irait pas loin dans cet état.

 

-          Laisse-moi t’aider, dit tout simplement Niran avant de la prendre dans ses bras. Je t’emmène te faire soigner.

 

À cette mention, tout le corps d’Atrina se crispa. Niran déchiffra son regard : elle était effrayée. Niran en resta songeur. Pourquoi redouter le soigneur? En silence, il commença à se diriger vers le village. Atrina cala son visage dans le torse de son meilleur ami et pleura à chaude larme, se laissant emporter sans résistance.

 

Sur tout le chemin jusqu’à la hutte médicale, il tenta de trouver une explication, mais rien ne lui vint à l’esprit. Il n’avait pas assez d’indices. Il scruta Atrina. Est-ce parce qu’elle ne lui faisait pas confiance? Ou tous ces secrets étaient-ils en fait justifiés? La deuxième option le fit frissonner.

 

Niran entra chez le guérisseur, Atrina toujours dans ses bras. Il appela :

 

-          Guérisseur! Nous avons besoin d’aide!

 

Il scruta la salle. Il y avait plusieurs lits, il décida donc de poser son amie sur l’un d’eux. Une fois déposée, Atrina, haletante, se roula en boule et geignit tout bas. La douleur semblait revenir, ce qui inquiéta davantage son protecteur. Niran finit par réussir à détacher son regard de son amie et s’éloigna pour aller quérir le soigneur.

 

Il le trouva enfin. Celui-ci ne semblait pas surpris par les symptômes décris par le jeune homme. Pendant qu’il tâtait la région douloureuse pour tirer une conclusion, Niran commença à sérieusement se poser des questions.

 

-          Il n’y a rien à craindre, grand chasseur, annonça finalement le soigneur. C’est normal pour une fille d’avoir ce genre de crampe. Cela signifie qu’elle n’est d’ailleurs plus une ‘’fille’’, mais bien une femme maintenant.

 

Il se tourna vers la souffrante et, souriant, la congratula :

 

-          Mes félicitations, Atrina. Vous êtes désormais éligible pour être choisie par la Déesse. Vous participerai donc au prochain rituel, à la saison imminente… Du moins, vous serez prête après quelques préparatifs.

 

Les yeux d’Atrina étaient exorbités. Elle tremblait sans pouvoir s’arrêter tellement elle était terrifiée. Lorsque Niran la regarda, elle sembla vouloir cacher sa peur. Elle croisa les bras en espérant empêcher ses membres de trembler, mais c’était peine perdue.

 

Qu’est-ce que cela signifiait? Niran ne comprenait rien, il comprenait de moins en moins. Atrina répétait la danse du rituel de la Déesse devant lui depuis toutes ces années, et avec tant d’enthousiasme et de passion. Qu’y avait-il d’effrayant maintenant qu’elle pouvait enfin officiellement l’accomplir?

 

-          Nous pouvons débuter l’intervention dès maintenant, informa le guérisseur puis, à l’attention de son apprenti resté à l’écart, toi, va me chercher deux Surveillants et la mère de notre chère Atrina. Dis-lui que sa fille a eu sa première saignée.

 

-          Sa première saignée? Demanda Niran, son expression tirant sur l’inquiétude et la colère que lui inspirait le guérisseur à l’attitude nonchalante.

 

Le soigneur fit face au jeune homme et l’avisa fermement :

 

-          Vous devriez partir, maintenant.

 

-          Quoi? s’exclama-t-il, étonné par la voix soudainement sérieuse du soigneur, et par le fait qu’il doive quitter alors que son amie était dans un état de panique. Il n’est pas question que je parte! Regardez-là! Elle est terrifiée! Je dois rester à son chevet pour la rassurer durant l’intervention.

 

L’homme se mit à rire. Il dit simplement :

 

-          Elles sont toujours comme ça, ne vous en faites pas. Et puis, vous ne pouvez pas voir cette intervention, elle fait partie des secrets des femmes.

 

Il poursuivit, tentant d’être rassurant :

 

-          Vous pourrez revenir la voir au matin. Allez! Dehors!

 

Une main sur l’épaule du jeune chasseur, il commençait à l’escorter vers la sortie quand Atrina l’interpella :

 

-          Niran…

 

L’interpelé fit volte-face, un maigre sourire d’espoir aux lèvres. Elle fronça les sourcils, et dit d’un ton grave :

 

-          Éloigne-toi le plus possible. Je ne voudrais pas que tu entendes…

 

Son sourire fut instantanément remplacé par une ouverture béante dont aucun son ne pouvait sortir.

 

-        Ne vous en faites pas mademoiselle, dit le soigneur, confiant, j’ai de puissants onguents qui éliminent la douleur. Reposez-vous quelques instants pendant que je prépare mes instruments. Je vais procéder à l’instant!

 

Une fois sortie de la hutte, les yeux exorbités de Niran restaient fixés sur l’entrée pendant qu’il reculait. Il pressentait un danger, son instinct le lui criait, mais il ne savait pas quoi faire! Il n’eut pas le temps de réfléchir longtemps : les deux Surveillants arrivèrent, accompagnés de la mère d’Atrina. Celle-ci lui envoya un regard froid en passant près de lui juste avant de disparaître dans la hutte médicale. Au moment où la porte en peau s’ouvrait, il put voir un stylet à peinture dans la main du soigneur et entendre le mot ‘’incision’’.

 

-          Une incision? se questionna-t-il à haute voix avant d’être interrompu dans ses pensées par les deux guerriers qui escortaient la génitrice de sa meilleure amie.

 

Ceux-ci se postèrent à l’entrée de la tente.

 

-          Vous ne devriez pas rester là, chasseur, conseilla l’un des deux hommes.

 

-          Et pourquoi cela? Répliqua-t-il.

 

-          … Conseil d’ami. Vous ne voulez pas entendre ce qui va suivre.

 

-          Mais qu’est-ce qui se passe là-dedans?! Dites-le-moi!!

 

Après un moment sans réponse, un bruit se fit entendre à l’intérieur de la hutte.

 

-          Je vous avais prévenu… déclara le gardien.

 

L’instant d’après, un crie effroyable déchira le silence de la nuit. C’était Atrina.

 

Brandissant sa lance au niveau de la gorge de Niran, le deuxième guerrier ordonna :

 

-          Déguerpit maintenant! Ceci ne te regarde pas!

 

Les yeux écarquillés, les tempes battantes, les membres qui ne cessaient de trembler, absolument traumatisé par les cris incessants de sa tendre Atrina, son instinct lui dicta de s’enfuir. Ce qu’il fit.

 

 

 

 

-          Alors? Demanda-t-elle, énergique. Raconte-moi cette chasse! Il parait que vous avez même du surplus pour les danseuses du rituel de la Déesse?

 

-          Oui, je répondis tout simplement.

 

Son sourire disparut. Elle réfléchit, tentant surement de trouver un autre sujet de conversation pour me faire oublier ce terrible souvenir. Et ne pas avoir à en parler.

 

Un silence suivit. Assis côtes à côtes près de la rivière, comme avant… je me sentais bien. Mais la réalité était bien plus puissante que cette vague nostalgique. Rien n’avait changé pendant mon absence, comme je l’espérais, mais tout s’était déjà transformé juste avant que je parte! Je l’avais vu! Je ne pouvais plus l’ignorer à présent! La raison, la vérité me disait que tout s’écroulerait dans peu de temps. Ce soir peut-être, le vêtement que mon amie portait depuis ce moment en était la preuve…

 

Du coin de l’œil, mes yeux passèrent du mon assiette à son ventre. Elle suivit mon regard jusqu’au bout de tissu vertical qui cachait son abdomen. En voyant cela, elle tenta de le camoufler en ramenant ses cuisses contre son torse, entourant ses chevilles de ses bras. Elle arbora un sourire forcé, presque honteux. J’avais de la peine pour elle, souffrir à ce point et s’inquiéter davantage pour mon humeur. C’en était presque stupide…

 

Je soupirai. Il fallait que je regarde. Il fallait que je vois où elle en était, si elle allait bien. Je déposai mon plat et la regardai droit dans les yeux. Ses yeux verts m’observèrent tranquillement. La brise fit voleter son épaisse tignasse marronne claire. Elle savait ce que je voulais, mais elle garda le silence. Sans doute parce que je connaissais déjà la réponse. Je mis mes mains sur mes genoux, mais avant que je puisse parler, elle se pencha vers moi et demanda, maussade :

 

-          Tu n’aimes plus ma cuisine, c’est ça?

 

-          Bien sûr que non! M’exclamai-je. J’adore tout ce que tu prépares, vraiment.

 

Un faible sourire éclaira son visage. Elle se mit à contempler la rivière et, soudainement, elle déclara :

 

-          Je fais bien la cuisine, tu adores ma voix et mes pas de danse, tu es un des meilleurs trappeurs de la tribu, nous sommes meilleurs amis depuis des années… on est définitivement faits pour être ensemble!

 

Elle sourit de toutes ses dents dans ma direction :

 

-          Tu ne crois pas?

 

J’étais très surpris, même pris au dépourvu par une constatation aussi soudaine et déroutante. Je balbutiai :

 

-          Qu… Qu’est-ce que tu veux dire par là?

 

Elle ferma les yeux. D’une voix joueuse, elle répondit :

 

-          Je suis une parfaite épouse, tu es l’élite des guerriers, on a quasiment le même âge… On pourrait se marier!

 

-          Tu dis ça sérieusement? Je demandai, nerveux. C’est si soudain… il y a une raison?

 

Dès que je terminai cette phrase, un déclic se fit dans mon esprit. Et si…

 

-          Est-ce que tu essaierais de me dire quelque chose? Demandai-je, soupçonneux, les sourcils froncés.

 

Elle ne broncha pas. Elle soutenait mon regard et continuait de sourire. Est-ce que cela voulait dire oui?

 

Je réfléchis. Maintenant que j’y pensais, aucun homme n’est autorisé à se mêler des affaires des femmes, hormis les maris de ces femmes. Si j’étais son époux...

 

‘’Non! À quoi est-ce que je suis en train de penser? C’est ma meilleure amie!’’ Me réprimandai-je intérieurement.

 

-          Mais… ce n’est pas nécessaire de penser à ça maintenant? Non? Demandai-je, mal à l’aise face à sa mine rieuse, et au fait qu’elle disait cela sérieusement.

 

Elle rit doucement, puis s’étendit sur le dos, les mains derrière la tête. Elle inspira profondément, et expira longuement, comme pour remettre ses idées en place.

 

-          Peut-être pas.

 

Intrigué, je m’étendis près d’elle. Tant qu’à être dans le sujet, je pourrais en profiter pour m’informer. Je demandai donc, hésitant :

 

-          Mais en fait, qu’est-ce que ça implique de se marier?

 

-          Eh bien, c’est quand un homme et une femme s’unissent aux yeux de la tribu. L’homme protège son épouse et chasse pour eux deux. Elle, elle prend soin de lui quand il revient de la chasse et s’occupe de leur maison.

 

-          C’est tout? M’exclamai-je, étonné. On habiterait ensemble et je chasserais pour toi?

 

-          … À peu près, répondit-elle, réservée.

 

Sa dernière réponse m’agaça.

 

-          Ce n’est pas si simple, c’est ça? Poursuivai-je. Il y a autre chose?

 

-          Oui. Tu m’accompagnerais dans mes devoirs de femelle. Tu serais au courant de tout.

 

-          Mais qu’est-ce que ça veut dire ‘’tout’’?

 

En se remettant sur ses jambes, elle m’envoya d’une voix joueuse :

 

-          Si tu veux savoir, il faudra te marier avec moi, Niran!

 

Je me redressai.

 

-          Même pas un indice? Me lamentai-je.

 

Elle s’arrêta, me fixant d’un air incertain. Elle voulait répondre à mes questions, c’était flagrant. Elle n’avait évidemment pas le droit. Quant à une réponse indirecte, un indice? Était-ce correct?

 

Après un instant, elle se retourna, ne pouvant soutenir mon regard. Elle soupira et répondit par une question :

 

-          Tu ne t’es jamais demandé d’où venaient les nouveau-nés? Comment ils étaient faits?

 

-          Bien sûr. Je crois que ce sont les femmes qui les portent dans leur ventre pendant plusieurs mois avant que les bébés soient assez forts pour survivre à l’extérieur du corps, non?

 

Elle approuva d’un signe de tête.

 

-          Certes, oui, répondit-elle avant de se retourner pour me faire face d’un regard sérieux. Tu sais que tous les autres humains du monde atteignent leur majorité et leur plein potentiel vers seize hivers? Pourtant, nous sommes tous les deux majeurs depuis notre douzième hiver. Notre tribu est la seule où cela se passe différemment, grâce à la Déesse et à son rituel des femelles. Elle nous offre la force d’une gestation plus rapide et une croissance accrue chez les enfants. Ceux-ci deviennent plus intelligents et plus forts beaucoup plus rapidement que la normale.

 

-          Je sais tout ça, lui affirmai-je, au village nous sommes tous nés de cette bénédiction!

 

Son air grave s’accentua.

 

-          Et qu’arrive-t-il à la mère dans cette histoire?

 

Je manquai un battement de cœur. L’image de CCC, la mère de VVV, me revint en tête. ‘’Les mères sont antisociales et rudes envers tout le monde. Les femelles deviennent étranges en vieillissant’’. C’est exactement la réflexion que j’ai eu sur la colline plus tôt. Je fus soudain pris de vertige. Je dû m’appuyer sur un coude. Elle s’approcha de moi, s’agenouilla. La tête quelque peu penchée, son expression était désolée et triste. Je plantai mon regard dans le sien, plein d’espoir.

 

-          Promet-moi que tu ne deviendras jamais comme ça! Promet que tu ne changeras pas!

 

Elle sourit tristement, en silence. Mes yeux me piquèrent atrocement, je dus détourner les yeux. Est-ce que je pleurais?

 

Soudain, sans un mot, des bras m’entourèrent tendrement. Je la laissai se blottir contre moi pour me réconforter. C’était si agréable de sentir cette amour, ce lien qui nous unissait, mais une pensée déchirante me vint à l’esprit : c’était la marque d’affection la plus intense que je n’avais jamais reçu, même pas de ma propre maman. Et Atrina était destinée, comme toutes les femmes, à devenir comme ma mère : froide, distante, tout le contraire de ce qu’elle était depuis sa naissance. En gros, condamnée à ne plus être Atrina, ma douce amie de toujours.

 

 

 

 

Fixant le vide depuis maintes heures, Niran ne pensait à rien. Assis en tailleur sur une grande pierre de la plaine, sa conscience divaguait tellement qu’il n’arrivait pas à discerner ne serait-ce qu’une seule de ses pensée. Il souffrait. Ce n’était pas une douleur physique, la seule forme de souffrance qu’il n’ait jamais ressenti durant ses treize hivers. C’était bien plus prononcé, bien plus dur à supporter et à oublier qu’une entorse ou une coupure profonde. Le pire était que le jeune chasseur n’arrivait pas à mettre le doigt sur l’émotion qui l’habitait. Bien sûr il était capable d’empathie. Il était triste quand un autre chasseur de son groupe se blessait, ou même mourrait. Mais c’est le cours naturel des choses. Par contre, voir Atrina aussi impuissante face à sa situation secrète, aussi souffrante face à un mal connu seulement des femmes et de quelques autres, le mettait dans une colère terrible. Une peur insoutenable creusait ses tripes.

 

La paume de Niran se colla à son cœur. Il battait frénétiquement.

 

Il cligna rudement des yeux et se frotta le visage de ses mains moites.

 

Pourquoi s’emporter ainsi? Tout ceci était prévu et approuvé par la tribu entière depuis des générations, de même que par la Déesse. Niran n’avait aucun droit de s’opposer aux traditions et au fonctionnement même de la nature. Il priait, respectait, et vivait en harmonie avec la nature. Il chassait les bêtes pour la survie, comme tous les animaux, comme l’avait prévu la Déesse, conscience de tous les êtres vivants et inanimés, la mère spirituelle de tous à MMM. Elle ne pouvait faire du mal à ses enfants… sans raison.

 

Niran serra les poings, frustré et impuissant, puis releva les genoux pour y appuyer les coudes. Il appuya sa tête sur ses mains jointes et tenta d’enterrer ses maux de tête et d’esprit dans une somnolence aussi profonde qu’elle pouvait l’être en de pareilles circonstances.

 

Soudain, un bruissement l’enleva à son repos. Son instinct aiguisé lui signala son flanc gauche. Il tourna lentement la tête, tout en se remettant sur ses pieds, vers la provenance du bruit, sa hache de pierre déjà en main, le regard vif. Il scruta un buisson de baies sauvages grouillant à vingt-cinq pas de l’énorme pierre sur laquelle il se tenait. En apercevant un grand cerf en émerger, il regretta de ne pas avoir son arc avec lui, mais son fidèle hachoir ferait grandement l’affaire s’il s’y prenait de la bonne façon. Il n’était pas élite des chasseurs pour rien.

 

Niran descendit précautionneusement du roc, verrouillant fermement sa proie de son regard enflammé par l’animosité du chasseur. La chance semblait lui sourire puisque le vent soufflait peu, et directement à l’opposé de l’animal, l’empêchant de sentir son odeur.

 

La majestueuse bête ne semblait pas l’avoir remarqué puisqu’elle se mit à aiguiser ses bois contre un jeune érable, désireuse d’en grignoter la chair blanche. Pendant ce temps, le chasseur approchait, aussi silencieux que la brise.

 

Soudain, Niran s’arrêta, saisissant l’énorme erreur qu’il était en train de commettre. Lui qui avait l’habitude de s’abandonner à l’esprit de la chasse, il réalisa qu’il n’avait pas fait approuver cette traque improvisée par la Déesse. Il trahirait la tradition en tuant une proie sans l’accord de la guide spirituelle de la tribu. De plus, comment transporter cette proie jusqu’au camp s’il était seul pour soutenir une charge pareille?

 

Brusquement, comme si son subconscient avait parlé haut et fort, l’animal cessa d’arracher l’écorce pour se tourner vers Niran, brandissant férocement son arme dans le noir. Le cerf ne le vit pas, mais son anxiété naturelle le fit déguerpir. Le trappeur ne tenta pas sa chance.

 

Le grand cerf disparut dans la pénombre, abandonnant l’arbre maltraité derrière lui, sans  y avoir gouté.

 

Niran soupira, rattachant son hachoir à sa ceinture. Maintenant qu’il avait repris possession de ses moyens, sa souffrance refaisait surface. Il se souvenait de ce qui l’avait poussé à s’enfoncer dans les bois et tenté à tuer sans but. Il était en colère. Il était triste. Mais surtout, il avait peur. Il avait peur pour Atrina, pour toutes les femmes de la tribu. Le soigneur avait-il tout simplement perdu la raison? Non. Les Surveillants n’auraient sans doute pas été de son côté si cela avait été le cas.

 

Le plus étrange pour Niran, c’était que, et il le sentait, ses émotions n’étaient pas naturelles chez les MMMiens. Personne ne se souciait à ce point des procédures des femmes et de leurs secrets. Bien sûre, la curiosité régnait en maître chez les garçons, mais pas au point d’avoir des réactions aussi impulsives et de se sentir blessé à l’intérieur, comme si son âme saignait à savoir qu’Atrina souffrait pour le bien de la communauté. Les femelles choisis par la Déesse étaient toutes fières de remplir ce rôle pour la tribu, c’était stupide de sa part, un mâle ignorant, de s’opposer à cette volonté.

 

Un jet de lumière perça à travers le feuillage des arbres alentours. Le vent ne soufflait plus, et les oiseaux se réveillaient en un chant paisible. La nuit avait été froide, mais le jeune homme ne l’avait pas remarqué avant de sentir les frissons sur ses bras.

 

Décidément, être témoin de la renaissance de la forêt le matin était quelque chose de précieux. C’était une des nombreuses choses qu’il appréhendait lors de son voyage de chasse d’été, même si les soirées n’étaient pas toujours chaudes.

 

Les poings du jeune chasseur se desserrèrent. Il se sentait immensément mieux maintenant que c’était le matin. Il pouvait aller voir Atrina.

 

 

 

 

Nous sommes restés très longtemps étendus dans l’herbe, le regard perdu dans les ramures des arbres et le brouillard du ciel. Personne n’avait prononcé mot depuis cet instant d’affection étrange que nous avions partagés, mais peu importait la raison de ce silence : je n’avais rien en tête qui puisse soutenir Atrina dans ses conditions… ses responsabilités, plutôt.

 

Mes yeux s’arrêtèrent sur un grand érable à l’écart de ses semblables. Comme tous les autres feuillus, le froid l’avait déjà départit de sa douce verdure. Il subissait silencieusement le deuil de ses pousses, dégringolant jusqu’au sol dans un mince tourbillon. Une à une, au rythme d’un vent sans chaleur, s’accumulaient autour d’Atrina et moi les enfants de ces êtres figés. Bizarrement, je me sentais interpellé par leur souffrance transparente. Comme un arbre, en cette saison, je vivais un deuil. Le deuil d’une époque où je passais tout mon temps libre près de la rivière aux côtés d’une jeune femme souriante et énergique. Dès le soir venu, l’époque où Atrina m’offrait ses talents arriverait à terme. Le véritable rituel aurait eu lieu, et elle ne serait plus jamais comme avant.

 

La Déesse ne choisissait que les femelles qu’elle jugeait prêtes pour effectuer une tâche aussi colossale qu’une grossesse renforcée. Ce n’était pas une certitude qu’Atrina fasse partie des élues de cette saison, personne ne pouvait vraiment le prévoir. Mais, au fond de moi-même, je savais que l’inévitable aurait lieu.

 

Une fois choisit comme femelle, une fois son rôle de mère remplie, Atrina passerait une initiation et rejoindrait les chasseurs, comme l’avait fait la mère de VVV.

 

‘’Ce sera génial! Qu’elle m’avait dit, tout sourire. Nous allons chasser ensemble, Niran!’’ Bien sûr que ce serait génial. Si seulement tu pouvais arborer ce même sourire une fois ce jour arrivé…

 

Soudain, un bruissement se fit entendre à côté de moi. Atrina s’était relevé. Je me redressai donc, scrutant ses yeux verts pour y discerner ses intentions. Son regard était braqué en hauteur. Je suivi son exemple et remarquai ce qu’elle voyait : la Lune était finalement levée.

 

Sans mot dire, Atrina tourna les talons et, d’une attitude résignée, se mit en marche vers le village. Je me mis debout à mon tour, la contemplant de dos, avant de la suivre.

 

L’heure du rituel de la Déesse était finalement arrivée.

 

 

 

 

 

Suite à venir!

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